Où va la « révolution de décembre » au Soudan ?

Une junte militaire a renversé lundi le gouvernement soudanais. Des résistances s’organisent en dépit de la répression. La plupart des ministres seraient en prison ou en fuite. Le chef des putschistes, le général Abdel Fattah Al-Bourhane, a annoncé la dissolution des autorités de transition au pouvoir et décrété l’état d’urgence. Il était lui-même à la tête du Conseil de souveraineté, un organe de transition composé de militaires et de civils créé après la révolution de 2019. De nombreuses chancelleries ont condamné le coup d’État, et plusieurs ambassadeurs soudanais en poste à l’étranger ont annoncé faire défection, rejoignant de facto l’opposition.

Un an après la destitution du général Omar Al-Bachir

Où va la « révolution de décembre » au Soudan ?

La dynamique révolutionnaire soudanaise ne faiblit pas après la destitution, en 2019, de M. Omar Al-Bachir. L’opiniâtreté des forces populaires qui réclament le transfert du pouvoir aux civils alimente les tensions entre, d’un côté, le nouveau gouvernement fédéral, et, de l’autre, des militaires tentés par une reprise en main autoritaire à la faveur des risques sanitaires engendrés par la pandémie de Covid-19.

hartoum est une ville de fondus enchaînés : Afrique du Nord et Afrique subsaharienne, négritude et arabité plus ou moins basanée, urbanité et ruralité, aisance relative et grande misère, autant de contrastes qui s’estompent en une gradation infinie dans cette vaste agglomération de trois zones urbaines — Khartoum, Bahri (Khartoum nord) et Omdurman — d’autant plus étendue que les immeubles, même modérément élevés, y sont rares (1). Dans la capitale soudanaise, la tour de dix-huit étages en forme de voile nautique de l’hôtel Corinthia, construite par la Libye de Mouammar Kadhafi, fait figure de tour Eiffel.

Outre cette tour emblématique, les seules constructions qui se détachent du lot sont, d’une part, les bâtiments hérités de la colonisation britannique, d’autre part, les bâtiments officiels construits au cours des dernières années par la Chine, partenaire attitrée du régime de M. Omar Al-Bachir. Parmi ces derniers, les plus imposants sont les immeubles d’un goût douteux qui abritent les commandements des diverses branches des forces armées soudanaises au sein de leur quartier général. Devant celui-ci se sont massées d’immenses foules à partir du 6 avril 2019, jour anniversaire du renversement, en 1985, d’un autre dictateur militaire, Gaafar Al-Nemeiry, resté seize ans au pouvoir (2). Le lendemain, une grève générale paralysait le pays. Quatre jours plus tard, le 11 avril, c’était au tour de M. Al-Bachir d’être destitué après trente années de présidence au bilan désastreux.

Les leçons de l’expérience égyptienne

Le soulèvement populaire soudanais avait été déclenché le 19 décembre 2018 par l’augmentation du prix du pain décrétée par un gouvernement déterminé à mettre en œuvre les préceptes néolibéraux consistant à renflouer les caisses publiques en faisant payer les plus pauvres. La protestation n’avait cessé de gagner en ampleur et en radicalité jusqu’à son passage à l’étape supérieure le 6 avril. Le rassemblement permanent devant le siège du commandement général visait explicitement à inciter l’armée à se débarrasser de son dirigeant suprême. Les plus âgés ou les plus instruits des Soudanais se rappelaient qu’en 1985 les militaires qui avaient destitué Nemeiry n’avaient gardé le pouvoir qu’une seule année avant de le remettre à un gouvernement civil issu des urnes. Presque tous avaient cependant en mémoire les scènes captivantes du rassemblement de la place Tahrir au Caire en 2011, épicentre du soulèvement populaire qui poussa les officiers égyptiens à démettre leur pair, Hosni Moubarak, le 11 février, après trente années de présidence là aussi.

Les manifestants à Khartoum et dans les autres villes et contrées du Soudan ont bien assimilé la leçon égyptienne, tout comme les manifestants algériens qui leur ont emboîté le pas en février 2019 et ont obtenu, avant eux, la démission forcée par l’armée du président Abdelaziz Bouteflika, le 2 avril. Ce succès avait encouragé le soulèvement soudanais à exiger des militaires à Khartoum qu’ils s’inspirent de leurs collègues algériens, malgré le rapport beaucoup plus répressif des premiers à la population. Algériens et Soudanais savent toutefois que la tutelle du commandement militaire sur le pouvoir politique constitue la pièce centrale de ce « régime » que « le peuple veut renverser », comme le proclame le plus connu des slogans des soulèvements populaires régionaux.

Tous ont pu observer que les changements survenus au sommet de l’État égyptien, sans altérer le fondement même du régime — celui qui en fait, avec le Soudan et l’Algérie, l’un des trois États de la région dont les forces armées constituent l’institution politique fondamentale —, ont débouché, trois ans plus tard, sur un retour de la dictature sous une forme considérablement aggravée. Le mouvement populaire n’a pas été dupe cette fois-ci, tant en Algérie qu’au Soudan, et s’est poursuivi de plus belle après le renversement du président en exigeant un gouvernement civil exerçant la plénitude du pouvoir. Le contraste fut ainsi particulièrement saisissant entre les réactions enthousiastes à la destitution de Moubarak par les militaires dans l’Égypte de 2011, où les Frères musulmans étaient la principale force organisée du mouvement populaire, et la réaction défiante et séditieuse du mouvement populaire au Soudan, qui, à la différence de l’Algérie, dispose de porte-parole attitrés. Le communiqué par lequel l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC) accueillit la destitution de M. Al-Bachir par les militaires, le 11 avril 2019, commence comme suit : « Les autorités du régime ont exécuté un coup d’État militaire par lequel elles entendent reproduire les mêmes personnages et institutions contre lesquels notre grand peuple s’est révolté. »

Outre les leçons assimilées de l’expérience égyptienne, c’est en effet par ses formes d’organisation que la radicalité du mouvement soudanais a été entretenue. On sait le rôle qu’ont joué l’Association des professionnels soudanais (APS) et l’ALC (3). La première a été construite par étapes au cours des années 2010, issue de luttes menées successivement par diverses catégories professionnelles : médecins, journalistes, avocats, vétérinaires, ingénieurs et enseignants scolaires et universitaires. Elle fut formalisée en octobre 2016, lorsque médecins, journalistes et avocats adoptèrent une charte, sans que l’association soit reconnue par le pouvoir. C’est une émanation de la classe moyenne et instruite, explique M. Ammar Al-Bagir, membre du conseil de l’APS, qui admet cependant qu’il est inexact d’assimiler les enseignants du scolaire aux professions libérales et à la classe moyenne. On pourrait en dire autant d’une partie des journalistes.

Sudanese take part in a march against the Rapid Support Forces, who they blame for a raid on protesters who had camped outside the defense ministry during the 2019 revolution, in Khartoum, Sudan, June 3, 2021. REUTERS/Mohamed Nureldin Abdallah

À l’instar de tous les pays sortant de longues années de dictature et de syndicalisme d’État, le Soudan assiste par ailleurs depuis 2019 à une vaste recomposition du mouvement ouvrier ainsi que des associations d’agriculteurs. La gauche milite pour un changement législatif remplaçant les syndicats d’entreprise corporatistes imposés par l’ancien régime par des syndicats professionnels. Un autre débat oppose les partisans du pluralisme syndical à ceux qui privilégient un syndicalisme unitaire dont ils réclament la récupération démocratique par des assemblées générales. Toutefois, la classe ouvrière a été considérablement affaiblie par la vaste désindustrialisation du pays sous le régime déchu au profit d’une économie rentière d’extraction (pétrole, jusqu’à la sécession du Soudan du Sud en 2011, or et divers métaux et minerais), ainsi que par le démantèlement du secteur public et l’externalisation d’une partie de ses services, ce qui a provoqué une forte expansion du secteur informel.

Par sa capacité à centraliser l’information sur les luttes, grâce à une utilisation intensive d’Internet et des médias sociaux, l’APS s’est vite distinguée. Cela en fit la porte-parole attitrée du foisonnement de luttes à partir de décembre 2018, comme du renouveau du syndicalisme ouvrier. Le commandement militaire coupa, certes, Internet en juin 2019 au moment où il tentait de mettre fin à la mobilisation par le recours à la violence. Il dut cependant le rétablir un mois plus tard, la manœuvre ayant échoué. Entre-temps, les militants soudanais de la diaspora avaient assuré le relais dans la gestion de la communication de l’APS.

Par la constitution de l’ALC, proclamée le 1er janvier 2019, l’APS s’est liguée avec un large éventail de coalitions politiques et d’organisations de la société civile représentant les diverses tendances de l’opposition au régime de M. Al-Bachir, allant des libéraux laïques ou religieux modérés — comme le Parti du congrès soudanais et le parti Oumma, dirigé par M. Sadek Al-Mahdi — aux communistes, nationalistes arabes et régionalistes.

Mme Asha Elkarib, militante féministe et associative, figure typique de la « classe moyenne et instruite » représentée par l’APS, regrette que celle-ci se soit inscrite dans l’ALC au même titre que les autres composantes. Elle aurait préféré que l’APS restât dans son rôle fédérateur du monde du travail en parallèle à la coalition des forces politiques, ce qui lui aurait assuré un poids plus grand dans l’orientation du processus. En outre, et c’est probablement la considération la plus importante, les rapports de forces entre les diverses sensibilités politiques au sein de l’APS, où elles ne sont pas représentées en tant que telles, ne sont pas les mêmes qu’au sein de l’ALC, où le poids de la tradition l’emporte sur le renouveau apporté par le soulèvement.

Le double clivage entre générations et entre hommes et femmes se fait fortement sentir dans la vaste sphère de l’action politique et sociale soudanaise, où jeunes et femmes — et partant, surtout les jeunes femmes — se plaignent de la domination patriarcale, au double sens du terme, dans les partis et la vie politique en général. Féministes et jeunes se perçoivent comme forces de contrôle démocratique et critique d’un processus politique dont les commandes, du côté de l’opposition, sont aux mains des partis traditionnels. Or le poids politique des deux catégories est considérable au Soudan.

La « révolution de décembre », comme y est appelé le bouleversement en cours, permet de mesurer à quel point les nouvelles technologies de communication, les médias sociaux en particulier, renforcent considérablement le pouvoir des bases sociales et politiques. Une illustration frappante fut la vague de protestations suscitée par la composition de la délégation de l’ALC aux négociations avec les militaires à la suite de la destitution de M. Al-Bachir. L’ALC dut s’excuser publiquement de n’y avoir inclus qu’une seule femme bien que les femmes eussent été majoritaires dans la mobilisation populaire.

Elles sont représentées dans le mouvement, au premier chef, par les Groupes féministes civils et politiques (Mansam, selon l’acronyme arabe). C’est une coalition, créée à l’occasion du soulèvement, qui regroupe des organisations féminines liées aux forces politiques d’opposition (dont l’importante et très ancienne Union des femmes du Soudan, proche du Parti communiste soudanais) ainsi que diverses associations. Toutefois, ici aussi, le tout est plus que la somme des parties, au sens où la dynamique créée par la réunion des femmes appartenant à diverses formations politiques et associations va dans le sens d’une exigence féministe plus grande que ce qui aurait pu être exprimé séparément au sein de chaque parti. Mansam, avec l’initiative non à l’oppression des femmes, un groupement féministe dynamique fondé en 2009 et représenté lui aussi au sein de l’ALC, a obtenu qu’un quota de 40 % soit assuré aux femmes dans le Conseil législatif qui doit encore voir le jour. Toutefois, les féministes s’offusquent du fait qu’il n’y ait que quatre femmes parmi les dix-huit membres du gouvernement désignés par l’ALC — deux autres portefeuilles, ceux de la défense et de l’intérieur, sont du ressort des militaires — et exigent la parité à tous les niveaux.

Si ces aspects de la « révolution de décembre » ont souvent été relevés par les observateurs extérieurs, un autre acteur de la dynamique à l’œuvre n’a fait l’objet que de rares commentaires en dehors du pays : les comités de résistance (CR). Il s’agit pourtant à la fois du fer de lance de ce processus et de son aiguillon critique, la force organisée de cette jeunesse rebelle des deux sexes qui a été au cœur du soulèvement et qui en constitue la composante la plus radicale, celle qui entretient la pression révolutionnaire. La « révolution de décembre » a mobilisé la jeunesse comme les soulèvements et révolutions l’ont certes toujours fait (l’expression « révolution des jeunes », tarte à la crème des médias depuis 2011, est sur ce point un pléonasme). Mais, comme il est possible de le voir à présent dans toutes les grandes mobilisations de jeunes à l’échelle mondiale, c’est surtout le degré supérieur d’auto-organisation que permettent les nouvelles technologies de communication qui constitue la nouveauté dans les mouvements qu’a connus la région depuis le « printemps arabe ».

Depuis plusieurs années, les gourous de la gestion d’entreprise expliquent, par une sorte de matérialisme élémentaire, que ces technologies doivent aboutir au remplacement du fonctionnement pyramidal centralisé par un fonctionnement horizontal en réseau. C’est dans le domaine de l’organisation révolutionnaire que cette observation est la plus vraie. La mutation technologique est venue à point nommé pour faciliter l’entrée en révolte collective d’une génération fortement sensibilisée contre la forme partidaire centralisée (et machiste) qui a présidé aux désastres de la gauche au XXe siècle. C’est encore plus le cas dans une partie du monde où les tares de cette forme ont été poussées à l’extrême. Dans tous les théâtres du « printemps arabe » de 2011 comme dans ceux du « second printemps » régional inauguré au Soudan, des millions de jeunes ont pu se mobiliser en se dotant d’une auto-organisation en réseau, indépendante des partis politiques (comme l’ont fait, en France, les « gilets jaunes »). Un terme s’est imposé en contraste avec la centralisation d’antan : celui de « coordination » (au sens de comité de coordination), fort présent dans le soulèvement syrien au cours de sa première phase, comme il l’est aujourd’hui au Soudan. Des coordinations locales relient les CR des quartiers en un vaste réseau à l’échelle du pays.

Dissensions dans l’opposition

Ce phénomène a pris une ampleur considérable en tirant parti de la paralysie de l’appareil de répression au cours des premiers mois du soulèvement, ainsi que de la consolidation des nouvelles libertés, notamment après la mise en échec de la tentative de répression de juin 2019. Des CR se sont formés dans les quartiers des grandes villes comme dans les petites agglomérations en milieu rural, regroupant un très grand nombre de personnes, le plus souvent jeunes et politiquement inorganisées. Ainsi, Bahri (Khartoum nord) compterait près de quatre-vingts CR, regroupant chacun plusieurs centaines de membres. Ces comités de base ont établi entre eux des coordinations locales, en refusant toute centralisation, chacun étant jaloux de son autonomie et entendant bien la préserver. C’est pourquoi ils ont délégué à l’ALC le droit de parler au nom d’un mouvement populaire dont ils ont vite constitué le fer de lance. En même temps, ils estiment avoir pour mission l’exercice d’un contrôle vigilant sur les partis politiques, aujourd’hui engagés dans une transition incertaine fondée sur un compromis avec les militaires.

En plus de ce rôle politique, les CR ont rempli le vide laissé par l’effondrement des « comités populaires » très corrompus de l’ancien régime, qui se chargeaient, dans les quartiers, autant de tâches de nature municipale que de la surveillance de la population. Ils les ont remplacés par des comités de services qui organisent toute une série de services locaux et, en particulier, la distribution équitable des denrées en pénurie comme le pain ou du carburant (4). Lorsque, en novembre dernier, le nouveau ministre du gouvernement fédéral a tenté d’institutionnaliser les CR en les rebaptisant « comités du changement et des services » et en les plaçant sous la tutelle de l’ALC, il s’est attiré une réponse cinglante. Signé par une quarantaine de coordinations et de CR individuels, un communiqué a fustigé à la fois le ministre et l’ALC, et les a mis en garde contre toute tentative de saborder l’indépendance des CR, leur fonction de « résistance » contre les forces de l’ancien régime et la mission qu’ils se sont donnée de contrôler le processus politique en cours.

Dans la mesure même où les CR constituent le fer de lance de la dynamique révolutionnaire enclenchée depuis décembre 2018, leur domestication ou leur suppression constitueraient un préalable obligé à son interruption ou à son enlisement dans un compromis avec les forces de l’ancien régime. C’est ce que les Soudanais appellent l’« atterrissage en douceur » de leur révolution, les autres scénarios possibles étant la poursuite du voyage pour les uns ou un atterrissage en catastrophe pour les autres. Depuis l’accord du 17 juillet 2019 entre l’ALC et les militaires qui a institutionnalisé une dualité de pouvoir entre les forces armées et le mouvement populaire, la « révolution de décembre » se situe au carrefour de ces trois possibilités.

Cet accord a également provoqué une dissension dans les rangs de l’opposition entre, d’une part, les partis libéraux et réformistes de l’ALC et, d’autre part, le Parti communiste, qui, sensible à la pression radicale exercée par les jeunes dans ses propres rangs, s’en est désolidarisé. M. Al-Shafi Khodr Saïd, ex-membre éminent de la direction du Parti communiste, expulsé en 2016 pour insubordination, est modérément optimiste, sans plus, quant au succès du processus en cours. Il est considéré comme l’éminence grise du premier ministre du cabinet de transition, M. Abdallah Hamdok, ex-secrétaire exécutif adjoint de la Commission économique pour l’Afrique (CEA) des Nations unies et lui-même ex-membre du Parti communiste.

L’avenir du processus révolutionnaire soudanais se joue autour de deux questions-clés : celle de la politique économique et celle du transfert du pouvoir aux civils. À l’instar des pouvoirs issus du « printemps arabe » en Tunisie et en Égypte, le gouvernement de transition a jusqu’à présent tenté de se conformer aux préceptes néolibéraux qui ont provoqué la chute de M. Al-Bachir. Longtemps économiste à la Banque mondiale avant d’assumer des fonctions de direction dans des centres de recherche à Dubaï puis au Caire, M. Ibrahim Elbadawi, ministre de l’économie et des finances, avait annoncé en décembre dernier que les subventions aux prix des carburants allaient être progressivement levées au cours de 2020. Face à la protestation populaire, l’ALC a obtenu qu’il se rétracte. Il a même dû rassurer la population sur le maintien d’autres subventions, dont celle du prix du pain.

La situation économique se détériore à vue d’œil : inflation galopante, monnaie nationale qui ne vaut plus au marché noir que la moitié de son cours officiel, taux de chômage des jeunes estimé aux alentours de 30 %, sans compter tous ceux, très nombreux, qui cherchent pitance dans le secteur informel ou les activités précaires (le Soudan est lui aussi atteint par l’ubérisation) — autant d’éléments qui sont inévitablement aggravés par la pandémie en cours, qui paralyse le pays comme le reste du monde. Même si le gouvernement de transition a réagi assez tôt et de façon énergique à la propagation du coronavirus, un fort ralentissement économique est prévisible.

Comme en Tunisie et en Égypte, le gouvernement soudanais semble attendre le salut de la manne des pays riches et de la bienveillance des divers piliers de l’ordre économique mondial qui siègent à Washington. L’espoir d’un déblocage de l’aide américaine est d’ailleurs le motif avancé par le général Abdel Fatah Al-Bourhane — chef du Conseil militaire de transition (CMT) et président actuel du Conseil de souveraineté (CS) — pour justifier sa rencontre avec le premier ministre israélien, M. Benyamin Netanyahou, en Ouganda en février dernier (lire « Rapprochement calculé avec Israël »). Elle a néanmoins suscité une vaste réprobation au Soudan. Avant que la crise sanitaire mondiale ne rebatte toutes les cartes, la perspective d’une aide économique internationale était fortement grevée par la radicalité sociale du mouvement soudanais. Il est impossible de prévoir à ce stade comment cette radicalité survivra à une pandémie dont une des conséquences a été l’interruption des mobilisations contestataires à l’échelle planétaire, de Hongkong au Chili en passant par l’Algérie et la France.

Outre l’économie, un autre problème hypothèque l’avenir du compromis en place au Soudan et est encore plus ardu : celui des militaires. Les forces libérales et réformistes sont prises en tenaille entre la base radicale qui exige que soit accompli un transfert intégral du pouvoir aux civils, y compris le contrôle des forces armées par les institutions électives, et l’attachement des militaires à leur autonomie, voire au contrôle qu’ils ont longtemps exercé sur les institutions civiles. M. Sadek Al-Mahdi croit pouvoir concilier ces deux pôles opposés en étalant la transition sur une longue durée. Personnalité raffinée de grande culture (il est diplômé de l’université d’Oxford), ce chef religieux et politique de 85 ans étonne par sa forme physique et intellectuelle. Principal partisan de l’« atterrissage en douceur », il croit aux solutions médianes dans les domaines les plus divers. C’est ainsi que, sur la question de la laïcité, il conçoit une coexistence entre la charia et un statut personnel civil facultatif. Mais être conciliateur sur la question des forces armées revient à parier sur leurs bonnes intentions…

Beaucoup fondent ce pari sur la division qui existerait entre, d’une part, les forces régulières représentées par le général Al-Bourhane et, d’autre part, les forces de soutien rapide, paramilitaires, impliquées dans le génocide au Darfour et devenues une composante à part entière des forces armées, dirigées par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », vice-président du CMT et du CS. La tentative d’assassinat de M. Hamdok le 9 mars dernier comme la mutinerie, en janvier, d’une partie des forces de sécurité nostalgiques de l’ancien régime ont rappelé la diversité des forces contre-révolutionnaires locales, qui ne se limitent pas aux deux factions des forces armées soutenues par la Triple Alliance réactionnaire régionale que constituent le royaume saoudien, les Émirats arabes unis et l’Égypte.

Or les révolutionnaires n’ont pas engagé d’action politique organisée en direction de la base des forces armées. La fraternisation des militaires avec le mouvement populaire avait pourtant constitué un élément décisif dans la décision de leur commandement de se débarrasser de M. Al-Bachir comme dans celle de renoncer à poursuivre la répression en juin dernier. Toutefois, l’agitation politique diffuse en direction des forces armées qui s’est manifestée dès le début du soulèvement s’est récemment exprimée au grand jour une nouvelle fois. En février, la mise à la retraite forcée de jeunes officiers qui avaient refusé le recours à la force contre le mouvement populaire — le plus célèbre est le lieutenant Muhammad Siddiq Ibrahim, devenu héros populaire — a suscité une immense vague de protestations qui s’est terminée par des affrontements avec les forces de répression. Le commandement militaire a dû reculer et maintenir les officiers dans les rangs.

Le principal atout du camp révolutionnaire au Soudan est sa grande détermination. M. Kacha Abdel-Salam, dirigeant de l’Organisation des familles des martyrs, dont le fils a été tué au début du soulèvement, l’exprime mieux que personne quand on lui fait remarquer que les militaires n’hésiteront pas à tuer pour défendre leurs privilèges : « Ils sont prêts à tuer, mais nous, nous sommes prêts à mourir. »

(1Merci à Anwar Awad, Mustafa Khamis, Khadija El-Dewehi, Mohammed Abd-El-Gyom et Talal Afifi, auxquels ce reportage effectué en février doit beaucoup. Ainsi qu’aux nombreuses personnes rencontrées, qui ne sont pas toutes citées.

(2Lire Alain Gresh, « Le Soudan après la dictature », Le Monde diplomatique, octobre 1985.

(3Lire « Le Soudan et l’Algérie reprennent-ils le flambeau du “printemps arabe” ? », Le Monde diplomatique, juin 2019.

(4Cf. Aidan Lewis, « Revolutionary squads guard Sudan’s bakeries to battle corruption », Reuters, 19 février 2020.

 

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