Quand, ce mardi au petit matin, l’ambassadeur de la Russie aux Nations unies annonça que son pays «était toujours ouvert aux négociations», on a attendu en vain l’habituel communiqué français se réjouissant de toute possibilité d’éviter la guerre.
Et pour cause. La veille au soir, dans un «échange de vues spontané» diffusé à la télévision russe, l’Occident avait pu voir le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, formuler ce qui restera sans doute dans l’histoire comme une des plus longues et des plus étranges annonces d’entrée en guerre que l’Europe a connues.
Un jour où les fauves du Colisée eurent raison trop rapidement des gladiateurs, l’empereur Caligula ordonna de jeter dans l’arène les spectateurs qui n’avaient pas assez applaudi. Il était difficile de ne pas penser à cet épisode historique en scrutant lundi les visages anxieux des membres du conseil de sécurité de Vladimir Poutine. Essayant de formuler un soutien non moins «spontané» à sa proposition d’une éventuelle reconnaissance des entités séparatistes de Donetsk et Lougansk, assis en demi-cercle dans un décor de temple néoromain face à leur maître imperturbable et passablement ennuyé, certains ministres, diplomates et militaires avaient l’air de plaider pour leur vie ; le responsable des services de renseignements, Sergueï Narychkine, semblait au bord de l’apoplexie quand Poutine sortit de sa torpeur pour corriger sa phrase qui avait le défaut d’utiliser le conditionnel.
Des décennies de griefs nationalistes
Mais la soirée ne faisait que commencer. Fort de cette consultation, le président russe s’est lancé presque immédiatement dans une adresse télévisée sans doute impromptue mais non moins méthodique, pleine de rancœur et de colère froide retenues depuis trop longtemps, dans laquelle il a expliqué pourquoi l’Ukraine ne pouvait exister que comme une des provinces russes injustement volées par l’Occident et ses hommes de paille à Kiev. Des décennies de griefs nationalistes y sont passées, avec des apparitions fugaces de Vladimir Illitch Lénine, Bill Clinton et Joseph Staline. Dans la foulée, des dizaines de cars et quelques blindés légers faisaient leur entrée dans le Donbass, le chef du Kremlin ayant «accepté» la recommandation de son fameux conseil de sécurité, «nécessaire et mûrie depuis longtemps» : la reconnaissance immédiate par la Russie de l’indépendance des deux entités séparatistes du Donbass ukrainien. De là à l’envoi de «gardes de paix» armés pour les soutenir, il n’y avait qu’un pas que Poutine a franchi en moins de quatre minutes.
Réagissant le premier aux événements, Emmanuel Macron a qualifié l’intervention télévisée du chef de l’Etat russe de «discours paranoïaque». Notre correspondant en Ukraine, Stéphane Siohan, y a vu «une heure de logorrhée historique stupéfiante», bientôt suivi par le correspondant à Moscou du Financial Times, Max Seddon, pour qui Poutine avait «clairement fait une déclaration de guerre complètement folle». La première ministre de la Lettonie, Ingrida Šimonytė, observa que le président russe «rendrait honteux à la fois Kafka et Orwell», tandis que l’ancien ambassadeur français Gérard Araud, d’ordinaire placide et hyperréaliste, le qualifiait de discours «proprement ahurissant, un délire paranoïaque dans un univers parallèle».
Poutine a-t-il voulu renverser les rôles ?
Vladimir Poutine est-il fou ? La question a son importance, et après le fameux dîner de six heures d’affilée avec son homologue russe la semaine dernière, Emmanuel Macron a plus d’éléments que beaucoup pour y répondre. Mais on peut aussi revenir à la fameuse «théorie du fou» chère à Richard Nixon, qui avait voulu faire croire aux dirigeants russes qu’ils avaient en face d’eux un président américain au comportement imprévisible, disposant d’une énorme capacité de destruction, et qu’il valait donc mieux lui lâcher plus de terrain qu’à un leader raisonnable. Poutine a-t-il voulu renverser les rôles ? Menant la négociation au nom d’un continent soudain menacé d’une terrible guerre, Emmanuel Macron a très peu d’éléments pour croire en cette infime possibilité. Alors oui, l’ambassadeur russe à l’ONU a ouvert un tout petit hublot ; oui, les tanks ne sont pas encore en mouvement et les troupes ne sont pas encore entrées dans les zones sous contrôle ukrainien ; oui, le président français avait de toute façon laissé entendre, en conclusion de sa visite à Moscou, que l’Occident avait sa part de responsabilité dans les rancœurs russes et qu’il fallait «étudier les erreurs du passé».
C’est peu comme pistes de paix, quand le casus belli a été acté et que l’opinion publique russe a été chauffée à blanc, les chars russes n’attendant qu’un mot. Emmanuel Macron n’a pas beaucoup de cartes, comme bien peu de jeunes Européens se verraient mourir pour l’indépendance de l’Ukraine et que les sanctions économiques qui vont être déclarées ne vont pas changer la donne. Mais il est dans son rôle en essayant d’éviter la guerre, et a donc raison de continuer à jouer à ce poker menteur même avec de mauvaises cartes.
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